Quelques textes au fil des heures



Conjugaison
Verbe écrire (troisième groupe)

J'écris
Tu es gris
Il ou Elle est cri
Nos écris vont
Vos écris volent
Ils ou Elles écrivent vie


Pépé

                                        Dans mon souvenir il y fait toujours chaud. C'est une chaleur de vacances, une chaleur de silence.
                                        Là où je vivais le reste de l'année, il y avait le bruit de la ville et des enfants, le bruit des éclats de voix passant les portes et le bruit des claquements de portes.
                                       Mais sous le soleil d’août, c'était le silence d'un lieu qui était encore la campagne. Seules les volées de martinets qui striaient le ciel, les bouquets de sauterelles qui stridulaient la campagne occupaient l'espace. 
 
                                       Les matins étaient ponctués par quatre enfants, moi, mon frère et mes deux cousines, qui descendaient l'escalier pour aller plonger leur nez dans le bol du petit déjeuner. Les coudes bien plantés dans la nappe pour maintenir ce bol qui aurait pu contenir toute notre tête. Âgés de 25 ans à nous quatre, nous nous amusions à dessiner, en buvant, la plus belle des moustaches chocolatées.
                                      Si les cloches sonnaient dans le ciel clair, c'est que c'était le jour du bain dominical que nous prenions à tour de rôle, deux par deux, dans la cuve de la buanderie. Le feu qui grésillait sous nos fesses pour maintenir une eau chaude, alimentait nos pensées d'histoires de cannibales où Marie, ma grand-mère, jouait le rôle de la sorcière et Auguste, mon grand-père, celui de l'ogre.
                                        Dans cette pièce au sol en terre battue il y avait des odeurs de savon de Marseille et de toiles d'araignée. Debout derrière la cuve il y avait ce bâton énorme, si lisse qu'il accrochait la lumière et dont ma grand-mère se servait pour tourner ces draps qu'elle mettait à « bouiller » les jours de grand ménage. Une porte brinquebalante, percée d'une fenêtre empoussiérée d'années, était fermée quand mes cousines sortaient du bain. Mon petit frère et moi étions chassés parfois d'un bruit de cannes, frappées fort sur le pavé de la cour, quand, attirés par le mystère, nous nous dressions sur la pointe des pieds pour essayer de voir ce qui nous était caché.
                                        Mon grand-père était un taiseux. Son physique et ses cannes étaient d'ailleurs suffisants pour nous faire respecter les règles de vie de la maison du 44 route de Nantes à Bouaye.
                                       Quand ma grand-mère nous chapitrait un balai à la main, nous nous enfuyions de nos jambes agiles, quand mon grand-père claquait ses cannes sur le sol, nous baissions le nez et jurions sincèrement de ne plus recommencer.
                                        

                                     Tout chez le vieil homme était lenteur, sa façon d'allumer sa gauloise, sa façon de tirer sur cette dernière, sa façon d'allumer sa radio à lampes juste au moment du jingle des informations du midi. Il avait vu trop de copains mourir à la guerre que maintenant il prenait le temps pour eux.Ce n'était pas la même guerre que celle de mes parents, la sienne avait été une guerre sale et nauséabonde, il avait dormi dans une boue de terre et de sang.
                                    Après avoir éteint la radio à la fin du jeu des Mille francs, il roulait lentement vers sa cave ou il disparaissait dans l'obscurité. Nous, nous montions faire la sieste.

                                          Un jour où les graviers m'avaient griffé les genoux, je revenais en pleurs jusqu'à la maison, laissant les trois autres rire de moi. La route était longue jusqu'à la cour et n'ayant fait aucune économie de mes larmes, je me suis retrouvé le visage sec avec deux traces de poussière sur les joues. Le bâton de lessive, cassé en deux, trônait sur la table de jardin. Comment une petite femme, aussi vieille et aussi frêle avait-elle pu casser ce bout de bois plus gros que mon bras ?
Un bruit de frottement me fit tourner la tête. C'était la première fois que je voyais mon grand-père dans son atelier à coté de sa cave. Son corps massif semblait occuper tout l'espace devant l'établi. Ces deux mains énormes de paysan maniaient avec une rare élégance la plane. Cet outil, mystérieux, prenait enfin une signification pour moi. Les deux poignées lisses d'usage disparaissaient entre les doigts de Pépé. Les gestes lents, précis, faisaient sauter des vrilles d'écorce qui venaient rouler jusqu'à mes pieds. Le bois sous ces gestes purs se déshabillait et laissait apparaître une blancheur éclatante. Chaque glissement de la plane, rythmée comme la pendule du salon, donnait de l'épaisseur au temps. J'étais fasciné par cette magie qui d'un geste facile transformait un vulgaire bout de bois à l’écorce inégale en un bâton de lessive lisse et doux. Rien ne semblait arrêter ses bras. Pourtant il y eut comme une hésitation. La plane fut stoppée dans sa danse par un œil du bois. Mon grand-père me regarda puis, reprenant son ouvrage, fit sauter le gêneur avec le même mouvement lent. J'ai gardé longtemps dans ma poche cet écusson qui seul avait réussi à arrêter un battement de mon cœur.
Bien longtemps après sa mort j'ai entendu parler du geste auguste du semeur, j'ai su immédiatement ce que cela voulait dire. C'était un geste de grand-père.



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